LA MONTAGNE DE L’AME

 

Xingjian Gao

 

livre

L’histoire et les rumeurs se mêlaient, une légende populaire était née. La vérité n’existe que dans l’expérience de chacun, et même dans ce cas, dès qu’elle est rapportée, elle devient histoire. Il est impossible de démontrer la vérité des faits et il ne faut pas le faire. Laissons les habiles dialecticiens débattre sur la vérité de la vie. Ce qui est important, c’est la vie elle-même.

 Littérature générale étrangère

 

Récit de vie      Littérature chinoise youji wenxue

Adulte

 

   À près avoir tutoyé la mort, un homme quitte Pékin pour partir en quête de son Graal intérieur : la mystérieuse « Montagne de l’Ame ».

   Entre tradition millénaire et vestiges de la Révolution culturelle, il sillonne la Chine des années quatre-vingt, égrenant récits fantastiques et légendes populaires au fil d’un voyage picaresque, poétique et profondément moderne.

Critique par Chloé M. R.

 

    Il m’a plu au premier regard. Ce titre intrigant et poétique, cette couverture tout en dégradés noirs, ce paysage désolé, mystique, fait par la fluidité de l’encre. J’étais déjà conquise, et le résumé a vec ses légendes, son voyage, ses traditions millénaires, sa quête intérieure, tout cela m’enchantait. Est-ce que j’avais oublié plus de la moitié de ce que disait cette quatrième de couverture pour plier l’œuvre à mes seuls désirs ? C’est bien possible. Est-ce que j’ai déchanté à toute vitesse en entamant ma lecture ? Là encore, c’est bien possible. Et pourtant, il possédait cette forme d’étrangeté qui m’attire et me révulse tout à la fois. J’ai poursuivi, je ne l’ai pas regretté un instant.

    Ce roman est une expérience ; ce n’est pas tant le récit qui importe que sa manière d’être conté et les thèmes abordés. C’est un roman qui, dans sa forme, questionne notre rapport au roman. Pas de personnages ici, pas de descriptions pour leur donner un visage, rien. Seulement je, et tu, et elle, et puis il, parfois. Nous, jamais. Vous, peut-être, mais c’est un vous d’opposition. Je et tu sont les narrateurs principaux, participant à la même quête, chacun de son côté, chacun à sa manière. Elle et il, tous les ils et toutes les elles, ne sont presque que des extensions de ces je et tu, mais, paradoxalement, chacun de ceux que l’on rencontrera sera doté d’une histoire, de traits de caractère, de rêves et de désirs qui le rendront aussi unique qu’il est anonyme. Outre ces étranges personnages, le roman tord jusqu’au récit lui-même. La structure est simple et répétitive : des chapitres courts, une dizaine de pages, et une alternance entre la narration de je et celle de tu. L’étrangeté se trouve dans les chapitres eux-mêmes. Ils sont dans un style qui mélange dialogues dépourvus de tous leurs codes habituels et discours indirect libre. Dit comme cela, cela n’a l’air de rien, j’en conviens, mais rapidement, les pensées, les discours et les actions se mêlent, dire quelque chose c’est le faire, le penser aussi. Les délimitations entre les personnages s’effacent, surtout lorsqu’ils interagissent à plusieurs. Les chansons populaires qui émaillent l’œuvre ramènent à la vie une autre réalité, de même les récits – mythiques, historiques ou réels – s’entremêlent et créent une nouvelle sorte de réalité, affranchie du temps et de l’espace. C’est inhabituel et c’est enivrant.

    Tout ce travail formel amène à s’interroger sur le réel et notre manière de le considérer, mais aussi sur les rapports des êtres humains entre eux et sur notre rapport à l’altérité de manière générale ; une question peut-être plus présente pour un lecteur européen que pour un lecteur chinois du fait du décalage culturel. D’autres thématiques apparaissent e t notamment la quête de soi représentée par celle de la Montagne de l’Âme. Celle des relations amoureuses est aussi abordée, surtout au travers de la question du désir et de celle du rapport sexuel. Si rien de graphique n’est décrit, l’insistance sur ce propos ajoutée à deux réflexions portant sur des mineurs m’a fait tiquer – néanmoins, il ne faut pas perdre de vue que c’est un roman écrit, pour l’essentiel, dans la Chine des années quatre-vingt et que ce qui pose problème aujourd’hui n’était pas nécessairement considéré comme problématique à l’époque et dans ce contexte. Enfin, la dernière thématique importante à aborder est celle de la culture chinoise. En effet, en faisant de je et de tu des personnages racontant des histoires ou cherchant des chansons, cela permet une confrontation entre une culture chinoise traditionnelle et la culture de la Chine à l’époque de rédaction. Ainsi, la question de la création du barrage des Trois Gorges est évoquée et mêlée à la légende d’un palais sous-marin où vivraient des dragons. Ces mélanges sont souvent plaisants mais, sous l’idée de divertissement, se cache une représentation très crue d’un régime qui a détruit ou détruit encore son patrimoine historique et son environnement. De même, les pérégrinations des personnages mettent en avant la vie des populations majoritairement rurales et donnent lieu à un témoignage concernant le mode de vie de l’époque et, en cela, évoquent aussi les réalités à la fois politiques et sociales bien loin de l’idéal de la propagande communiste.

    Si j’ai personnellement beaucoup apprécié cette expérience de lecture pour le moins déstabilisante, je ne recommanderai pas nécessairement ce roman au plus grand nombre. Pour le lire, il faut avoir envie de s’essayer à ce genre d’expérimentation formelle ou s’intéresser à la question de l’identité. De même, il me semble qu’il faut déjà connaître un peu la culture chinoise, tant traditionnelle que contemporaine au moment de l’écriture : si les traducteurs ont mis quelques notes pour aider à la compréhension des références obscures, nombreuses sont celles qui n’en bénéficient pas (et c’est logique lorsque le récit se veut trouble entre fiction et réalité romanesque). C’est un roman assez exigeant, mais qui peut apporter beaucoup, alors à ceux qui hésiteraient, mon conseil serait de vous recroqueviller dans un recoin un peu sombre de votre librairie préférée et de prendre le temps de lire un ou deux chapitres, idéalement en plein milieu, pour vous décider.

note

Une expérience d e l ’étrangeté

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