L’ÉVANGILE DE LOKI
LA SAGA ÉPIQUE DU DIEU TROMPEUR
LOKI I
Joanne M. Harris
Les créationnistes voudraient nous faire croire que chaque mot de l’histoire d’Odin est vraie. Mais « licence poétique » a toujours été le deuxième prénom du Vieil Homme. Bien entendu, on peut le nommer de bien des manières. Moi aussi. Et puisque ce n’est pas history – son histoire – mais mystery – my story, mon histoire – commençons par moi, pour changer. D’autres ont déjà eu leur chance de raconter leur version des faits. Voici la mienne.
Publication de l'imaginaire
Fantasy Mythologie
Adolescent Adulte
L’ascension et la chute des dieux nordiques... Du point de vue du plus grand des tricheurs et des menteurs, Loki : sa naissance au royaume des Géants, sa place en Asgard, ses nombreux exploits au nom d'Odin, sa chute et sa trahison.
Loki, c’est moi. Loki, le porteur de lumière, bel homme, modeste et insaisissable, héros incompris de ce tissu de mensonges. Lisez cela avec prudence, tout y est au moins aussi vrai que la version officielle, et, j’ose le dire, bien plus divertissant. Jusque-là, l’histoire, telle qu’on la connaît, m’a réservé un rôle assez peu flatteur. Mais désormais, c’est à mon tour d’entrer en scène. À moi de raconter !
Critique par Élisabeth L.
J’ai lu ce roman pour la première fois il y a plusieurs années, presque dès sa sortie, donc je ne me rappelle pas vraiment comment je l’ai découvert mais il ne fait aucun doute que son titre – et sa splendide couverture – m’ont aussitôt attirée : les mythes nordiques, qui plus est racontés par Loki, il y avait là tout pour me plaire.
Ironie et humour se côtoient dès la présentation des personnages qui débute le roman, puisque c’est Loki lui-même qui s’en charge. S’en suit un récit très fluide, vivant et rythmé, notamment entre les passages d’action et ceux de réflexion sur les subjectivités de l’Histoire, le pouvoir des mots, la religion et les légendes. Particulièrement pour les récits de la création, des réflexions sur la dimension métaphorique des mythes qui ne feraient pas tache dans un ouvrage de mythologie comparée passent comme une lettre à la poste. À l’image de la narration, les dialogues sont plutôt réalistes, vivants, oraux et nullement artificiels comme c’est trop souvent le cas. Sans être ampoulé, le style est de manière générale le juste milieu entre un récit oral et une prose élégante, ce qui n’en rend pas la lecture trop complexe, même en anglais. Les pages ouvrant chaque partie de l’édition anglaise – et également française si je ne m’abuse – sont encadrées de fines bordures de type vitrail, à l’image de la couverture, le tout complété par une strophe de la prophétie qui guide l’histoire. Les titres de chapitres, souvent aussi amusants qu’intrigants, sont également surmontés d’une fine bordure similaire et accompagnés d’une brève citation résumant l’épisode, ce qui rend le tout élégant sans être trop lourd.
En soi, on peut le lire de deux manières. Soit on connaît les mythes et, après avoir souri aux blagues d’initiés disséminées dans la présentation des personnages, la question n’est pas de savoir ce qu’il va se passer à la fin mais comment on va y arriver, soit on ne les connaît pas trop, ou vaguement, et dans ce cas, les deux questions sont aussi importantes, d’autant que Loki ponctue son récit de « nous y reviendrons » et parle de ses actes précédant le Ragnarök comme « ce que j’ai fait », sans plus, ce qui permet de ménager le suspense. En même temps, on suit les hauts et les bas de l’arrivée au pouvoir d’Odin, des guerres entre les divinités ou avec les géants, des alliances et trahisons, des temps de paix... de tout ce qui fait la vie des Ases et des Vanes dans les mythes somme toute, jalonnés par les facéties de Loki et rendus chronologiquement cohérents. De même, les lieux décrits ont une géographie cohérente – pour les mythes nordiques, ce n’est pas un mince exploit – et donnent au récit le cadre mythique, « nordique » et un brin magique attendu. Ce qui fait l’originalité du roman, c’est donc le changement de point de vue par rapport à celui que l’on rencontre traditionnellement et dans les mythes originaux – la « version autorisée » d’après Loki – ainsi que dans les fictions qui les reprennent : rares sont celles qui ne montrent pas Loki comme le méchant. Il n’est pas non plus question de le présenter uniquement comme une victime, il admet lui-même être un agent du chaos, parfois égoïste et souvent tenté par de mauvaises blagues. Les autres personnages ne sont pas non plus mauvais en bloc et ce sont parfois même des actes innocents pour eux qui ont blessé Loki. C’est donc un récit de mythes maintes fois racontés mais cette fois du point de vue de l’antagoniste, avec des personnages tout en nuance. En effet, on voit d’abord les tentatives de Loki pour s’intégrer dans la première partie, pour se rattraper quand il a commis une erreur ou qu’un de ses plans a dérapé, mais aussi tout le mal que lui font les rires des autres et les micro-trahison qu’il voit. Son but, en tant que narrateur, est de nous faire comprendre les raisons qui l’ont poussé à faire ce qu’il a fait lors du Ragnarök, et là où les textes originaux sont plutôt avares de ce genre de précisions, le roman leur laisse ici la part belle. Odin aussi est plutôt ambigu, à la manière des mythes. Les commentaires de Loki sur ses actes et ce qu’il sait du fond de sa pensée en font un personnage complexe, sombre mais qui s’efforce de maintenir l’ordre... même si quelques malhonnêtetés ne sont jamais loin. Un peu comme Loki, en somme. Quant à Baldr, que j’ai toujours trouvé moins intéressant qu’un porte-manteau dans les mythes, il acquiert ici une véritable personnalité. Même s’il demeure dans le camp des dieux, il est en effet présenté comme le dieu adorable, gentil, un véritable rayon de soleil qui essaye d’intégrer Loki... ce qui ne rend que plus dramatique le déclenchement du Ragnarök. Sigyn, l’épouse de Loki, est très caricaturale, mais tellement dans l’excès que ça en devient comique – sans oublier qu’on la voit par les yeux de Loki, qui est son opposé. Là encore, l’opposition avec son état proche de la folie durant le Ragnarök n’en est que plus flagrante. De manière générale, les dieux sont vraiment traités comme des personnages de fantasy, pas comme des figures mythologiques « traditionnelles » un peu dans leur monde, réellement divines et plus archétypales qu’autre chose. Je terminerai en évoquant le terreau principal d’inspiration du roman : les mythes nordiques, et plus particulièrement la Völuspá, la fameuse prophétie de la voyante, un poème racontant la mythologie du début à la fin de l’ère des dieux. Il se trouve en effet que je m’intéresse grandement à ces mythes. Dans la majeure partie des épisodes, l’original est fidèlement suivi – dans la mesure où l’on puisse dire cela de mythes comportant par essence de nombreuses versions, ce qui implique pour qui souhaite les réécrire de faire des choix, voire d'inventer quand un événement important n’est pas raconté, comme la rencontre entre Odin et Loki. Quelques arrangements sont toutefois pris pour impliquer Loki et lui permettre de raconter, par exemple en lui donnant le rôle joué par l’homme de main de Frey dans sa cour à sa future épouse, ou pour faire revenir des personnages déjà évoqués, notamment les nains artisans : les mythes ne mentionnent pas toujours le nom du forgeron de tel ou tel objet, dans le roman l’on considère que ce sont ceux que l’on avait sollicité auparavant pour un autre mythe. En plus de ce type de changements et simplifications mineures sur les fonctions des dieux, il peut y avoir quelques bizarreries qui pourront sembler étrange au lecteur, suivant sa sensibilité : des activités modernes sont de temps en temps mentionnées – mais après tout, ce sont des dieux, et ce n’est pas un livre d’histoire – ou, plus étranges, Loki fait référence aux démons dont il ferait parti, au Pandaemonium dont il viendrait ainsi qu’au Saint Sépulcre à un moment, qui sont plutôt des réalités judéo-chrétiennes. Autant "l’évangile" du titre peut être une simple référence, autant là, dans le récit et avec des termes aussi connotés, c’est différent. Autrement, la différence majoritaire avec les mythes nordiques concerne la fin. Sans en dire trop, le Ragnarök traditionnel est incompatible avec une suite directe, donc il fallait de toute manière réarranger le tout.
J’ai donc beaucoup apprécié cette lecture, tant pour l’histoire en elle-même que pour le concept. La promesse d’un récit captivant mené par Loki est tenue ! Je le recommande donc chaudement, même s’il est très difficile à trouver en français. Attention toutefois au fait que ça reste un roman de fantasy avant tout et que pour un ouvrage documentaire sur les mythes nordiques, il faudra se tourner vers d’autres références, même si cette histoire donne très bonne idée des événements et de leur complexité.
Les mythes nordiques racontés par le dieu fripon par excellence