IMPOSSIBLE

 

Erri De Luca

 

livre

Belle conversation philosophique, elle irait bien dans un salon. Mais nous ne sommes pas dans un salon. Je suis venu ce matin les poignets attachés et je m’en irai comme ça. Vous pouvez oublier ces détails, pas moi.

 

 Littérature générale étrangère

 

 Philosophique      Enquête 

 Adulte 

 

   « A mon âge, la prison prive de peu. Une peine appropriée serait de retirer les montagnes de mon passé, de les effacer de mes mains, de ma respiration. Mais elles sont en sécurité dans la soute de mes sens. Votre pouvoir sur moi se limite au petit présent. »

   On part en montagne pour éprouver la solitude, pour se sentir minuscule face à l'immensité de la nature. Nombreux sont les imprévus qui peuvent se présenter, d'une rencontre avec un cerf au franchissement d'une forêt déracinée par le vent.

   Sur un sentier escarpé des Dolomites, un homme chute dans le vide. Derrière lui, un autre homme donne l'alerte. Or, ce ne sont pas des inconnus. Compagnons du même groupe révolutionnaire quarante ans plus tôt, le premier avait livré le second et tous ses anciens camarades à la police. Rencontre improbable, impossible coïncidence surtout, pour le magistrat chargé de l'affaire, qui tente de faire avouer au suspect un meurtre prémédité.

Critique par Chloé M. R.

 

    Voici un roman que j'ai rencontré par hasard, un soir de perdition, l’un de ceux où l’on repart de la librairie des ouvrages plein les mains et les poches vides. Décidée à participer à un challenge de lecture, il me fallait bon nombre de livres dont l’un aurait une couverture violette ou fuchsia, au choix. Il était là, au milieu des livres de poche, un peu m’as-tu-vu étalé ainsi sur les trois étagères de son présentoir. Il présentait ses nuances indigo sans pudeur, un peu goguenard. Indigo étant presque violet et l’heure de fermeture approchant, il a fini dans mon sac, coincé entre un roman du XVIIIe siècle et un classique japonais du XIXe. Après tout, il remplissait une des catégories du challenge et était suffisamment court pour que sa lecture ne soit pas trop pénible. Quelques jours plus tard, je me décidais enfin à me pencher sur la quatrième de couverture – peut-être n’était-il pas trop tard pour le ramener s’il ne m’inspirait pas. Heureusement, le résumé m’a intriguée. Pas de noms, des phrases hachées, une situation ambiguë. J’ai toutefois eu un petit moment de recul en voyant la citation d’une critique – un peu trop grandiloquente pour être honnête. Et puis, la couverture était assez jolie pour que je le lise et le garde, quand bien même ce ne serait pas le roman de l’année.

    Impossible est un roman très court, à peine plus de 150 pages, mais il est incroyablement dense. Si, pour moi, cela fait sa force, d’autant plus que cette densité est servie par un style lapidaire tout à fait délicieux, cela peut aussi refroidir certains lecteurs. C’est un roman exigeant, et contrairement à d’autres, il n’attend pas son lecteur ; les changements brutaux, les ellipses et les sous-entendus sont légions. Le premier abord est déroutant. Il déjoue immédiatement toutes les attentes classiques. La police d’écriture, très particulière, est bien loin de celle qu’utilisent habituellement les œuvres de poche chez Folio. Premier choc. On commence par un dialogue, à la mode de ceux du XVIIIe siècle, mais plus vraisemblablement selon les normes de transcription d’interrogatoire. Pas de noms, seulement "Question" et "Réponse". "Question" sera le juge, "Réponse" l’accusé. Deuxième choc. Bien sûr, dans ces circonstances, il ne peut y avoir qu’un commencement in medias res ; on prend la discussion au vol, on cherche à comprendre ce qu’il se passe, qui est qui, qui a fait quoi, qui risque quoi. En soi, c’est attendu, mais cela reste néanmoins relativement inhabituel dans le panorama romanesque, en tout cas avec cette intensité. On s’habitue, on trouve ses marques. On comprend finalement qui sont les personnages, ce qu’ils cherchent, pourquoi ils en sont arrivés là. En un mot, on retrouve ses habitudes de lecteur, une fois passée la barrière de la forme. Une dizaine de pages plus loin, changement de chapitre. Et avec cela, changement de police d’écriture, passage à l’italique, absence de dialogue. C’est une lettre, adressée par on ne sait qui – on devine toutefois rapidement qu’il s’agit de "Réponse" – à une femme, inconnue et absente dont on n’obtient que le surnom servant d’adresse. Soit. Encore une fois, on s’habitue, on retrouve ses marques. On s’attend à une alternance entre les deux formes, plus ou moins équilibrée. Pas de problème majeur en vue. Mais la police d’écriture normale, sans italique, n’est, elle, toujours pas apparue. Alors on jure qu’on ne nous y prendra plus, on l’attend cette fameuse police et son nouveau changement de genre. Après les lettres, non. Après le deuxième dialogue toujours pas, et ainsi de suite. Alors on l’oublie, on s’accuse de paranoïa et on continue à lire sereinement. Evidemment qu’il y a cette troisième forme de récit qui rôde et surgit quand on ne l’attend plus. Un roman formellement déroutant, donc. Pourtant, chacune de ces formes a un intérêt, rien n’est laissé au hasard. Le dialogue est brut, à l’image du conflit des deux volontés qu’il traduit, et celles-ci sont anonymes pour que le propos soit plus global, dépasse plus aisément le simple récit. Les lettres sont des confessions, une plongée dans la psyché de l’accusé, un miroir des jeux qu’il joue avec son juge, aussi. Ca le rend plus humain, là où son opposé a tout du rouage déshumanisé d’une machine étatique.

    L’intrigue en elle-même est d’une extrême limpidité : un homme est mort, un autre est accusé de l'avoir tué et un troisième essaie de déterminer si ce dernier peut ou non être considéré comme coupable par la justice. Tout tourne donc autour des rapports de force entre juge et accusé pour déterminer cette culpabilité. Mais la justice, pour trancher, a besoin de connaître l’acte et son exécutant supposé. Il faut pouvoir apprécier son état d’esprit au moment des faits, envisager la possibilité de la préméditation, réfléchir à ses rapports passés et présents avec la victime présumée. Par ces recherches, images mêmes de la réalité judiciaire actuelle, c’est le portrait de l’accusé qui se dévoile et, en creux, celui de son accusateur.  Comme dans un véritable dialogue, on n’explique pas ce que l’autre personnage connaît déjà. A travers leurs échanges, de nombreux thèmes sont abordés, de manière plus ou moins détaillée. On peut ainsi retrouver de nombreuses discussions sur la montagne, à la fois lieu de danger, de solitude et d’absolu. Comprendre la montagne devient un élément essentiel pour comprendre l’actualité de l’accusé, pour comprendre sa manière de penser. Difficile toutefois de marquer l’importance de ce thème sans révéler trop de l’intrigue, laissons-le donc. Tout aussi importantes sont les références au passé de l’accusé, membre d’un groupe révolutionnaire durant les années de plombs – des années de troubles en Italie où fascistes, anarchistes et communistes, entres autres groupes, n’hésitaient ni face aux enlèvements ni face aux attentats. Ces références sont parfaitement maîtrisées, l’auteur ayant lui-même vécu ces années-là comme militant. Ici, ce passé trouble n’est pas glorifié, il est seulement évoqué par un personnage qui ne le renie pas alors même qu’il le dessert et risque à nouveau de le faire condamner par la justice. En plus de donner un visage à ces temps de révoltes, c’est la persistance, la fidélité à une idée qui marque à la fois le juge, lui aussi fidèle à ses conceptions de la politique, et le lecteur, frappé par les heurts entre ces deux volontés, ces deux idéaux. Parmi les autres thèmes évoqués, on peut citer pêle-mêle l’importance de l’exactitude des mots – d’ailleurs très bien rendue par le traducteur – ou bien l’importance d’une amitié fusionnelle ou encore la question de la trahison et du respect. Amatrice de lettres, j’ai particulièrement apprécié les commentaires politiques et littéraires sur l’œuvre de Sciascia. Toutefois, le dernier thème, essentiel, qu’il faut évoquer est celui – évident – de la liberté. Le juge semble avoir tout pouvoir sur l’accusé puisque celui-ci est son prisonnier placé à l’isolement. Et, là encore, ces éléments sont des prétextes pour évoquer les conditions de vie en détention et la hiérarchie de ces jeux de pouvoir, mais laissons cela de côté. La question de la liberté est traitée presque exclusivement par Réponse, à la fois dans ses lettres, lorsqu’il évoque sa compagne et affirme qu’ils ne pourront jamais véritablement l’enfermer puisqu’elle est libre et que ses souvenirs le sont aussi, et dans ses discours. Dans ceux-ci, il est irrévérencieux et cassant, traite le juge comme un égal ce qui est déjà affirmer sa liberté, mais il le fait aussi frontalement en refusant la peur de la détention, en rappelant ses anciennes années de prison. Il explique que tant qu’il choisit sa manière d’utiliser le temps, alors il est libre.

    Je ne m’attendais donc à rien, ou si peu, et j’ai pourtant été conquise. Malgré son abord assez déroutant, c’est un roman qui mérite qu’on s’y arrête et qu’on s’y intéresse. En plus d’un véritablement roman philosophique s’interrogeant, entre autres, sur les questions de la liberté, de la justice et des jeux de pouvoir, c’est aussi un portrait très humain de l’Italie des années de plomb. L’accusé en est une incarnation qui permet aisément à ceux qui n’ont pas vécu ce temps-là sinon de se l’approprier, du moins de mieux le comprendre. De même, à travers le dialogue de ces deux hommes, ce sont deux époques, deux engagements différents qui s’opposent ou se rejoignent. Est-ce que je conseillerais ce roman ? Oui, très clairement. Mais attention toutefois, ne vous arrêtez pas à l’intrigue en elle-même, elle n’est que le prétexte intrigant et intéressant qui permet la découverte des réalités judiciaires.

note

Incroyablement dense

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