HIMILCE
Emmanuel Chastellière
« Je ne tiens pas à laisser une marque dans ce monde. D’autres aboieront toujours plus fort et je ne suis pas certaine qu’on se souvienne de leur nom. La seule chose que je puisse faire, c’est agir de mon mieux avec droiture et dignité. Et c’est ce que je vais faire. »
Publication générale francophone
Historique
Adulte Tout public
218 avant J.-C.
Entre Rome et Carthage, la guerre gronde de nouveau. Le prodige militaire Hannibal Barca se tient prêt à embraser la Méditerranée. Ainsi, lorsqu’il part pour l’Italie à la tête d’une armée, il laisse derrière lui son épouse Himilce.
À peine débarquée à Carthage, la princesse ibère est immergée dans les eaux troubles de rivalités féroces, à la merci des ambitieux et des intrigants. Elle doit alors se glisser dans le costume qu’on lui a préparé : celui d’une femme dévouée à sa nouvelle patrie, la mère du futur héritier.
Dans une ville tout entière tournée vers la guerre, la jeune femme devra-t-elle suivre le chemin tracé pour elle ? Se ranger du côté des voix de la discorde ? Ou tracer sa propre route, quitte à faire naître des inimitiés, même parmi les siens ?
Critique par Élisabeth L.
Depuis que j’ai découvert le personnage d’Hannibal et les guerres puniques en cours de latin, je me suis passionnée pour la civilisation carthaginoise et cet intérêt n’a pas faibli avec le temps, au contraire – j’en remercierai mes études de Lettres Classiques. Quand j’ai vu ce roman au festival l’Ouest Hurlant 2023, qui pour une fois ne se passe pas dans l’Italie antique – ce qui est assez rare pour être signalé –, je n’ai pas hésité un seul instant.
Le roman est dense et certains passages sont plus calmes que d’autres au point que l’on atteint presque une résolution paisible avant les derniers retournements. Faire plus court aurait toutefois amputé l’histoire de passages réflexifs, de péripéties utiles au développement des intrigues ou des rares moments de bonheur et de calme auxquels aspirent Himilce. Évidemment, cela ne conviendra pas à tout le monde mais cela passe très bien, d’autant que la plume est recherchée sans être pompeuse et qu’elle se laisse fluidement parcourir sans se priver d’une petite touche d’humour de temps en temps. Les dialogues sont bien dosés interviennent quand il faut. Ils sont souvent percutants et l'auteur nous le prouve d'autant plus lors des véritables joutes qui s’engagent entre Himilce et Batshillem (sa belle-mère). On remarquera cependant qu’à partir du chapitre 20, certaines répliques passent en discours rapporté dans la narration ce qui, a défaut d'être surprenant et égarant, ne présente pas d'intérêt et fausse la focalisation narrative devenant subitement comme omnisciente.
L’originalité du roman est avant tout de s’attarder sur la mention d'un texte – toute aussi attestée que contestée par certains. – et des personnages historiques, dont Himilce, peu fréquemment exploités en littérature. Les femmes, particulièrement, sont mises à l’honneur sans incarner des stéréotypes, toutes bien développées avec leurs forces, leurs faiblesses et, même si la société leur impose un moule, toutes cherchent à s’y fondre ou à s’en écarter à leur façon. Plusieurs intrigues se mêlent : la guerre qui nécessite des renforts malgré l’opposition d’Hannon, l’enlèvement de jeunes enfants des quartiers pauvres, ainsi que la propre vie d’Himilce et la manière dont elle souhaite la mener, en montant une petite école. Si j’avais prévu certains retournements, ce n'était pas vraiment les cas pour leurs propres retournements. Le roman parvient a surprendre ses lecteurs pour mieux les tenir en haleine jusqu'au point final. Les indices d’enquête sont plutôt bien disséminés et les intrigues personnelles des personnage sont très bien menées. Un mot sur les descriptions : un régal. Carthage, dont on n’a que des descriptions latines ou grecques, revit et j’ai pris plaisir à en découvrir les odeurs, les couleurs, les vêtements, les rues, les habitations, les temples, le port, mais également les traditions et petits détails de la vie courante. Et le tout sans tomber dans le gavage de détails en veux-tu en voilà ! Certaines scènes sont très belles, très puissantes, notamment quand elles touches à des éléments culturels de cette époque. Les rapports entre les langues, l’ibère d’Himilce, le grec diplomatique et le phénicien qu’elle apprend, ainsi que les remarques sur les accents et sur les éventuelles incompréhensions tendent à apporter une certaine forme d'authenticité. De même, le fait d’employer, pour le nom d’Himilce, la forme ibérique (française par convention) et la forme punique, est très antique et apporte une dose de réalisme en plus. Cette traduction est symbolique, car Himilce est présente dans la narration et dans la bouche des amis proches, mais Chimilka est toujours l’épouse d’Hannibal, celle que l’on souhaiterait voir, celle du portrait peint. Malgré tout, sur la question linguistique, il y a quelques points que je déplore, à commencer par le vouvoiement que ne se faisait pas dans l’Antiquité avant l’empire romain tardif. Certes, on le voit dans énormément de romans ou dans les anciennes traductions d’œuvres classiques, mais pour les puriste, cela risque de les sortir de l’histoire. Et cela d'autant plus qu'il touche à mon domaine de spécialité et pour lequel je suis donc forcément sensible, ce sont les noms propres. On a du phénicien uniquement consonantique pour les mois mais du phénicien vocalisé pour la ville de Carthagène en Ibérie. En même temps, on a Qart Hadasht pour Carthagène, mais Carthage en latin francisé pour la grande Carthage, alors qu’elles portent le même nom. Donc pourquoi pas "Carthage d’Ibérie" ? D’autant qu’on n’en entend rapidement plus parler... Pour les divinités, Bélos, nom grec, côtoie Baal, son nom phénicien (pas de bol) mais j'ai eu un coup de cœur pour Tinnit, au lieu de Tanit, comme le suggèrent les découvertes récentes. Et l'on a ces mêmes soucis côté noms propres et quelques autres incohérences, allant jusqu’à avoir Muttunbaal et Matton-Ba’al pour deux femmes différentes qui portent pourtant le même prénom. Les noms communs relatifs aux realia, c'est à dire mots et des expressions désignant des éléments spécifiques à une culture, ne sont pas non plus épargnés, avec parfois des termes francisés du grec ou du latin, mais parfois phéniciens (ou les deux en alternance ), parfois latins , parfois grecs, et parfois des termes qui renvoient à une réalité proche, mais venant d’une tout autre culture. Je pense notamment aux mahouts des éléphants, même si je reconnais que parfois, on ne connaît simplement pas le mot employé et que je me doute que l’auteur a fait au mieux. Malgré tout, j’ai apprécié le fait que l’on parle de tours à feu et non de phares, la tour de l’île de Pharos n’étant pas encore construite. Enfin, lorsque Himilce évoque ses difficultés avec la langue phénicienne, elle donne un exemple qui se trouve être l’exemple canonique des arrangements vocaliques... en arabe. Certes, on ne connaît pas précisément le fonctionnement vocalique du phénicien et de sa forme punique, mais en même temps, si ce sont des cousines de l’arabe, ce sont surtout des sœurs de l’hébreu qui leur est phonétiquement beaucoup plus proche. J’admets que c’est du détail, même si je m'y attarde, car cela ne gêne pas l’appréciation de l’histoire en soi. Coté personnages, il est aisé de beaucoup s'attacher à Himilce. Elle est courageuse, sait ce qu’elle veut, fait tout pour l’obtenir et n’a pas peur de se salir les mains. Malgré tout, elle évite l’écueil de la "fille pas comme les autres", de la "princesse rebelle", elle ne se fait pas manipuler, sait garder la tête froide, écoute et pense, faisant preuve d’une réflexion politique aiguisée. Elle a aussi ses faiblesses, et elle ne dénigre pas les femmes qui préfèrent rentrer dans le moule… Elle est humaine, quoi, et elle vit comme elle le peut malgré tout ce qui lui tombe dessus. Aspar, énigmatique au début, m’a également beaucoup touchée et j’ai vraiment aimé suivre son évolution et, surtout, sa relation avec Himilce, pas toujours facile mais respectueuse, permettant à de vrais liens de se créer. Je me dois également de mentionner Sophonibaal, dont la spontanéité offre à Himilce une vraie aide, mais qui elle aussi, se retrouve à devoir affronter un destin. Que ce soit Batshillem, Muttunbaal, l’orpheline au foulard, Sabratha, Apademak, Asbyte, ou même Hannon et Massinissa, tous se révèlent peu à peu et ont ce petit quelque chose qui les rendra touchant à un moment où à un autre. C’est vraiment un plaisir de les suivre. Enfin, petite mention à Elissa (la Didon latine) et surtout à Hannibal. Physiquement absents – ou presque – de tout le roman, ils n’en demeurent pas moins extrêmement présents.
Malgré la longueur, quelques coquilles et les petits points de langue et de lexique qui m’ont fait tiquer, j’ai vraiment apprécié ma lecture et ça faisait longtemps qu’un dénouement ne m’avait pas autant bouleversée par son rythme et par la puissance des émotions qu’il met en scène. J’ai refermé ce roman heureuse (mais le cœur en pelote) et je recommande sans hésiter ce roman à qui aime l’Antiquité !
Une histoire dans l’Histoire